Julian Perez, vice-président de la gestion du risque et de la conformité, dentalcorp
Au cours de l’été 1990, la Cour suprême du Canada a rendu un verdict dans Rocket c. Ordre royal des chirurgiens dentistes de l’Ontario [1990] 2 RCS 232 (« Rocket c. RCDSO »), une affaire qui a soulevé la question du conflit entre « la nécessité de réglementer la portée de la publicité professionnelle » et « l’importance de la liberté d’expression ». Le monde a bien changé depuis juin 1990. La Toile (le « World Wide Web » en anglais) n’existait pas encore; en fait, le premier site Web n’a vu le jour qu’en 1991. Les termes « média social », « téléphone intelligent » et « moteur de recherche » n’avaient pas été inventés. Malgré l’évolution exceptionnelle de la façon dont les gens partagent et reçoivent de l’information, Rocket c. RCDSO demeure un cas historique en raison de la décision rendue par la Cour suprême qui a établi comment les dentistes peuvent faire de la publicité et défini les limites des autorités réglementaires professionnelles.
De nos jours, bien plus qu’en 1990, les professionnels comme les médecins, les avocats et les dentistes font activement de la publicité. Le marché des services professionnels est plus concurrentiel que jamais, et la capacité à attirer l’attention des patients peut déterminer le succès ou l’infortune d’une clinique. Cela est particulièrement vrai au sein des régions urbaines, où on peut choisir parmi une pléthore de cliniques dentaires, et où les coûts indirects tels que les salaires et le loyer sont relativement élevés. En 2020, la plupart des cliniques possèdent un site Web et sont présentes sur les réseaux sociaux. Le référencement naturel est monnaie courante et de nombreuses cliniques envoient bulletins électroniques et autres types de matériel de marketing à des patients éventuels. Si vous effectuez une recherche dans la boutique d’applications Apple, vous trouverez d’ailleurs une douzaine de balados axés exclusivement sur le marketing dentaire. En outre, l’importance de Rocket c. RCDSO s’est accrue au fil du temps.
L’importance de Rocket c. RCDSO
Pour comprendre l’importance de cette affaire, il faut connaître les faits qui ont donné lieu au litige. À la fin des années 1980, deux dentistes ontariens, les Drs Howard Rocket et Brian Price, cofondateurs des Tridont Dental Centres, un groupe de cliniques dentaires maintenant dissout, ont participé à une campagne publicitaire pour une chaîne hôtelière. L’une des annonces publicitaires soulignait le travail acharné et le succès des deux dentistes. L’annonce expliquait que les dentistes-entrepreneurs, qui détenaient « plus de 70 établissements [dentaires] », voyageaient beaucoup. L’annonce se terminait comme suit : « Un tel succès se réalise lorsque des gens d’affaires identifient un besoin et y répondent. […] C’est pourquoi au cours de leurs voyages d’affaires, les Drs Howard Rocket et Brian Price descendent à un hôtel Holiday Inn ».
Dans les suites de la diffusion de l’annonce, les deux dentistes ont été accusés de faute professionnelle par le RCDSO pour avoir enfreint le règlement sur la publicité. De leur côté, les dentistes ont contesté la constitutionnalité de la Loi sur les sciences de la santé dans la mesure où elle interdisait la publicité. La Cour divisionnaire de l’Ontario, qui a entendu l’affaire en première instance, a rejeté la demande des dentistes et confirmé le règlement. Les dentistes ont donc interjeté appel de cette décision devant la Cour d’appel de l’Ontario, qui l’a infirmée. La plus haute cour ontarienne a jugé que la Loi sur les sciences de la santé portait atteinte au droit à la liberté d’expression des dentistes et que, par conséquent, elle ne pouvait pas être appliquée. Face à la décision de la Cour d’appel, le RCDSO a porté appel devant la Cour suprême. En fin de compte, la Cour suprême du Canada s’est prononcée en faveur des dentistes, affirmant que le règlement sur la publicité violait la Charte des droits « en interdisant des formes d’expression légitimes et en limitant délibérément le contenu de cette expression ».
En plus de cette décision, Rocket c. RCDSO fournit de précieux renseignements sur le rôle légitime des organismes de réglementation et contribue à définir la portée des restrictions pouvant légalement limiter la capacité d’un professionnel ou d’une professionnelle à s’exprimer dans un matériel promotionnel donné. La Cour suprême a déclaré que les organismes de réglementation « ont un intérêt légitime dans la réglementation de la publicité professionnelle pour ce qui est de maintenir une norme élevée de professionnalisme […] et de protéger le public contre la publicité irresponsable et trompeuse ». La cour a également précisé que les organismes de réglementation ne doivent pas « restreindre indûment la liberté d’expression de leurs membres. Toutefois […], promouvoir le professionnalisme et […] prévenir la publicité irresponsable et trompeuse » sont des facteurs importants qui l’emportent sur « la protection de tout intérêt commercial des professionnels ».
Leçons apprises
Rocket c. RCDSO présente d’importantes leçons que les professionnels devraient considérer. Premièrement, les dentistes, comme tous les Canadiens et les Canadiennes, ont droit à « la liberté d’expression garantie à l’al. 2b) de la Charte ». Deuxièmement, cette liberté est loin d’être absolue. Les dentistes sont des professionnels; à ce titre, la loi leur impose des normes plus élevées qu’aux « commerçants de marchandises », parce que les services fournis par les dentistes sont indispensables à la santé publique globale. Troisièmement, les déclarations des dentistes peuvent être réglementées et même interdites s’ils font de la « publicité irresponsable et trompeuse » ou émettent des « prétentions qui, en soi, ne peuvent être vérifiées ». Selon la Cour suprême, les prétentions impossibles à vérifier comprennent celles qui concernent « la qualité de différents dentistes ». Si vous connaissez les normes en matière de publicité de votre collège vous avez probablement remarqué qu’elles interdisent toute « prétention superlative ou non objectivement vérifiable à la supériorité, l’unicité et la comparaison ». On sent certainement l’influence de Rocket c. RCDSO sur ce document.
Bien que les décisions historiques de la Cour suprême ne sont pas enseignées dans les facultés de médecine dentaire, tous les dentistes canadiens devraient connaître l’affaire Rocket c. RCDSO. Cette dernière a contribué à définir la notion de professionnalisme, à expliquer les droits constitutionnels des dentistes et à déterminer l’étendue du pouvoir de votre organisme de réglementation. La prochaine fois que vous promouvrez votre clinique, assurez-vous de consulter les normes en matière de publicité de votre collège et de tenir compte des directives connexes de la Cour suprême qui datent de 1990. Elles demeurent extrêmement pertinentes de nos jours.
À propos de l’auteur
Julian Perez est vice-président de la gestion du risque et de la conformité chez dentalcorp. Il est également responsable de l’élaboration, de la mise en œuvre et de la supervision des normes, des programmes et des systèmes de l’entreprise qui visent à promouvoir la prestation de soins optimaux aux patients. Julian possède une solide expérience juridique, car il a travaillé pour un cabinet d’avocats de Wall Street à Manhattan et un programme de responsabilité professionnelle, assurant la défense de plus de 10 000 dentistes accusés de fautes professionnelles. Julian est titulaire d’un baccalauréat de l’Université Yale et d’un doctorat en jurisprudence de la faculté de droit de l’Université Columbia.