Michelle Budd, DCD, consultante en sécurité des patient(e)s chez dentalcorp et Julian Perez, vice-président de la gestion du risque et de la conformité chez dentalcorp
« Celui ou celle qui échoue à planifier planifie son échec » — Benjamin Franklin
Étant des professionnel(le)s des soins de santé hautement qualifié(e)s et compétent(e)s, les dentistes sont légalement et professionnellement tenu(e)s de reconnaître et de gérer les urgences médicales, notamment les événements iatrogènes et les urgences fortuites, comme un(e) patient(e) qui s’évanouit dans la salle d’attente. Se préparer adéquatement aux urgences médicales nécessite non seulement les médicaments et les équipements appropriés, mais aussi une formation, un travail d’équipe et une culture de sécurité bien imprégnée dans l’ensemble de la clinique dentaire.
Malgré les meilleures intentions pour assurer la sécurité des patient(e)s, la quasi-totalité des dentistes devra gérer un certain nombre de situations d’urgence au cours de leur vie professionnelle. Sous l’effet de l’augmentation de l’âge moyen de la clientèle, les dentistes traitent davantage de patient(e)s qui présentent des problèmes de santé et des comorbidités complexes nécessitant la prise d’une plus grande quantité de médicaments, lesquels sont associés à de possibles interactions et effets secondaires. Ainsi, l’on s’attend à une hausse de la fréquence des urgences dans les cliniques dentaires. Bien que des urgences médicales de toutes sortes puissent survenir dans une clinique dentaire, une anxiété accrue chez les patient(e)s associée à l’administration d’agents tels que des anesthésiques locaux rend certaines situations d’urgence médicale plus susceptibles de se produire. La syncope ou les évanouissements, l’hypotension orthostatique, les réactions à l’épinéphrine, l’hypoglycémie, les réactions allergiques et les événements cardiovasculaires figurent parmi les cas d’urgence les plus fréquemment signalés dans la littérature.
Lorsque viendra le temps de gérer une urgence médicale à votre clinique, vous devrez avoir suivi une formation et disposer des connaissances requises afin de reconnaître que quelque chose ne va pas, puis avoir une trousse d’urgence facilement accessible. Cela dit, votre équipe et vous devriez vous demander si vous êtes réellement prêt(e)s à intervenir de façon efficace dans des situations stressantes et chaotiques. Lorsqu’une urgence médicale survient, ce n’est pas le temps de chercher les médicaments nécessaires, d’essayer de se souvenir de la posologie et de la façon de les administrer, ni de déterminer le rôle de chacun. Bien que des effets indésirables puissent survenir même si une urgence est bien gérée, une formation et une préparation adéquates de l’équipe dentaire augmenteront considérablement les chances d’obtenir une issue favorable ou, dans les situations les plus graves, les chances de survie.
Dans le livre « The Unthinkable: Who Survives When Disaster Strikes – and Why » [L’impensable : qui survit lorsqu’une catastrophe survient – et pourquoi], Amanda Ripley remarque que « la meilleure façon de rendre notre cerveau opérationnel dans des conditions de stress extrême est d’effectuer de multiples simulations au préalable ». Les forces armées des États-Unis, une organisation tenue d’agir dans des conditions des plus stressantes, résume la même notion avec sept « P » : « Une planification et une préparation adéquates au préalable permettent de prévenir une piètre performance ».
Les exigences relativement aux techniques de soins immédiats en réanimation et aux médicaments d’urgence changent avec le temps. Cependant, il existe des concepts fondamentaux et intemporels que les dentistes doivent incorporer dans leurs pratiques. En nous inspirant du procédé mnémotechnique des forces armées des États-Unis, nous avons établi les six « P » ci-dessous. Nous invitons les dentistes et leurs équipes à les respecter pour être prêt(e)s à intervenir, peu importe la situation d’urgence qui survient.
1. Prévention : Le meilleur type d’urgence est celui qui n’a jamais lieu. Toutefois, cela ne signifie pas que l’on doit adopter un biais d’optimisme ou laisser le hasard se charger de telles questions. Les équipes des cliniques dentaires peuvent prendre certaines mesures pour éviter que des situations d’urgence se produisent. Sur le plan clinique, ces mesures comprennent l’obtention des antécédents médicaux complets, en plus de renseignements sur la prise de médicaments actuels, l’observance des traitements, les allergies et les signes vitaux, la prise en considération de l’état physique des patient(e)s selon la classification de l’American Society of Anesthesiologists, ainsi que l’évaluation des risques d’obstruction des voies respiratoires. Ces renseignements doivent être facilement accessibles dans le dossier des patient(e)s, puis il convient de les examiner à chaque visite et de les mettre à jour, au besoin.
Pour gérer de façon sécuritaire les soins prodigués à un(e) patient(e) atteint(e) de troubles médicaux, il faut tenir compte de la nature et de l’étendue du traitement dentaire envisagé et évaluer la pertinence d’une consultation médicale avant l’administration du traitement. Des urgences médicales peuvent également être évitées en prenant le temps d’écouter attentivement les préoccupations des patient(e)s et d’y répondre. Des études ont démontré que des urgences médicales sont plus susceptibles de se produire lors de procédures dentaires que les patient(e)s perçoivent comme étant particulièrement stressantes et douloureuses, comme les traitements de canal et les extractions compliquées. Toute possibilité de réduire l’anxiété et la douleur ressenties par les patient(e)s représente une occasion de prévention potentielle d’une urgence médicale.
D’autres urgences peuvent aussi être évitées en tirant des leçons des quasi-accidents et des événements inoffensifs qui auraient pu être plus graves. Chaque fois qu’un(e) patient(e) glisse sur la glace à l’extérieur de la clinique, subit un épisode hypertensif pendant un traitement ou passe près de recevoir la mauvaise ordonnance, pour ne citer que quelques exemples, l’événement doit être considéré comme une précieuse occasion d’apprentissage. Trop souvent, ceux-ci sont considérés comme étant des événements isolés, alors qu’ils pourraient constituer des signes indiquant que les systèmes ou les procédures en place contiennent des lacunes qui vous exposent, vos patient(e)s et vous, à des risques latents.
2. Protocoles : L’Ordre royal des chirurgiens dentistes de l’Ontario recommande que toutes les cliniques dentaires disposent d’un protocole écrit présentant le plan d’intervention à suivre en cas d’urgence médicale. Il s’agit d’un conseil judicieux, peu importe où vous pratiquez la dentisterie. Des plans d’intervention en cas d’urgence doivent être facilement accessibles pour l’ensemble des membres de la clinique et conservés à un endroit où ils serviront de rappel constant de l’importance que revêt la sécurité au sein de la clinique dentaire. Pour s’avérer efficace, un plan doit être un document évolutif qui fait régulièrement l’objet de révisions et d’améliorations grâce aux efforts continus de toute l’équipe dentaire. Un bon plan permettra à chaque membre de l’équipe de connaître les divers rôles et responsabilités qui pourraient leur être assignés. L’attribution de rôles peut ressembler à ce qui suit :
a. Personne 1 – Le ou la chef d’équipe, habituellement le ou la dentiste, est le premier fournisseur de soins d’urgence directs à la personne en situation d’urgence médicale et prend la décision d’appeler le 9-1-1, si nécessaire. N’oubliez pas : en cas de doute, appelez!
b. Personne 2 – La personne la plus disposée à intervenir, souvent l’assistant(e) dentaire, assiste directement le ou la chef d’équipe et est responsable de surveiller la personne en situation d’urgence et ses signes vitaux, ainsi que de lui fournir de l’oxygène.
c. Personne 3 – La prochaine personne disposée à intervenir, comme un(e) membre de l’équipe qui se trouve dans une salle d’examen adjacente, s’occupe d’aller chercher la trousse et l’approvisionnement d’urgence, de préparer les médicaments d’urgence et de remplir toute autre tâche nécessaire.
d. Personne 4 – Une personne de l’équipe administrative, comme le ou la réceptionniste de la clinique dentaire, est responsable d’appeler le 9-1-1 (si on lui demande) et de consigner par écrit les signes vitaux, toutes les interventions effectuées ainsi que l’heure à laquelle chaque médicament est administré.
3. Personnel : L’ensemble des dentistes et membres du personnel clinique doivent avoir reçu la formation relative à l’exécution des techniques de soins immédiats en réanimation et être en mesure de les appliquer. L’Ordre royal des chirurgiens dentistes de l’Ontario recommande fortement aux dentistes de maintenir à jour leur certification en soins immédiats en réanimation (équivalente à la réanimation cardio-pulmonaire pour les professionnel[le]s de la santé). Les dentistes qui pratiquent la sédation devront respecter des exigences supplémentaires, selon le niveau de sédation pratiqué et l’âge du ou de la patient(e) sous sédation. Quelle que soit la formation requise, l’ensemble de l’équipe dentaire doit être capable de reconnaître les signes de détresse chez un(e) patient(e) et de prendre les mesures appropriées, le cas échéant. En cas d’urgence, la procrastination est votre ennemi. Une personne qui doute qu’une urgence puisse survenir ou qui n’est pas sûre de sa capacité à réagir dans une telle situation ralentira assurément l’intervention. À mesure que votre clinique prend de l’expansion ou que vous remarquez un roulement de personnel, il importe de veiller à ce que les nouvelles recrues reçoivent la formation et soient en mesure de remplir adéquatement les rôles qui s’appliquent selon le plan d’intervention en cas d’urgence médicale. Tous les dossiers de formation doivent être conservés et mis à jour, au besoin.
4. Pratique : La pratique rend maître! Une formation continue et une révision doivent avoir lieu tous les mois afin de s’assurer que les connaissances et les compétences nécessaires pour reconnaître et gérer les urgences médicales sont encore fraîches dans les mémoires. Une façon efficace d’y parvenir est d’effectuer des exercices d’intervention d’urgence qui couvrent les situations d’urgence médicale les plus courantes. Ces exercices peuvent également faire office d’activités de renforcement de l’esprit d’équipe, dans le cadre desquelles les membres du personnel peuvent s’exercer dans une variété de rôles afin de s’assurer que l’ensemble du personnel est prêt à intervenir en cas d’urgence médicale, même si un(e) membre était absent(e). La présence obligatoire de toute l’équipe est très importante, car les urgences médicales peuvent survenir n’importe où dans la clinique et à tout moment, y compris lorsque la majeure partie de l’équipe a déjà quitté les lieux.
5. Produits pharmaceutiques : Pour gérer efficacement une situation d’urgence médicale, les médicaments appropriés doivent être facilement accessibles. L’Ordre royal des chirurgiens dentistes de l’Ontario a dressé la liste des médicaments qui doivent figurer dans la trousse d’urgence : de l’oxygène (cylindre portable de type E), de l’épinéphrine (au moins deux sources), de la nitroglycérine, de la diphénhydramine, du salbutamol en aérosol pour inhalation et de l’acide acétylsalicylique (sans enrobage gastro-résistant). Il est aussi recommandé d’avoir une source de glucose à portée de main en cas de crise hypoglycémique. Pour les dentistes qui pratiquent la sédation, des exigences supplémentaires peuvent s’appliquer, selon le niveau de sédation pratiqué. Il est important de posséder tous les accessoires et équipements requis pour administrer ces médicaments, d’avoir les lignes directrices écrites avec les indications et la posologie de chaque médicament, de savoir comment utiliser les agents désactivateurs et tous les dispositifs (p. ex., auto-injecteur EpiPen) et de mettre en place une procédure pour jeter et remplacer tous les produits périmés. Étant donné que les surdoses ont atteint des niveaux record dans la plupart des régions du pays, il est également conseillé d’avoir une trousse de naloxone à portée de main.
6. Produits : Toutes les cliniques dentaires devraient posséder l’équipement requis pour surveiller les signes vitaux. En outre, être capable de mesurer la température, la saturation en oxygène et la glycémie d’une personne peut se révéler utile en situation d’urgence médicale. L’Ordre royal des chirurgiens dentistes de l’Ontario recommande que toutes les cliniques dentaires soient équipées d’un défibrillateur externe automatisé (DEA). La capacité à accéder à ce type d’équipement et à l’utiliser correctement doit être prise en considération lors de la préparation de la trousse d’urgence de votre clinique, de l’élaboration de votre programme de formation et de la participation aux exercices d’intervention d’urgence.
En prenant le temps de vous conformer aux mesures ci-dessus, vous veillerez à ce que toute votre équipe dentaire puisse intervenir rapidement lorsque chaque seconde comptera. Comme l’a affirmé Howard Kunreuther, coauteur du livre « The Ostrich Paradox: Why We Underprepare for Disasters » [Le paradoxe de l’autruche : Pourquoi les désastres nous prennent-ils toujours par surprise] : « le vrai défi est d’attirer l’attention des gens sur un événement avant qu’il ne se produise, plutôt qu’après ». Bien que le réflexe de l’autruche (c’est-à-dire se mettre la tête dans le sable) puisse sembler naturel, il n’est d’aucune utilité à long terme.
Le défaut de mettre en place les mesures nécessaires pour intervenir en cas d’urgence médicale peut non seulement entraîner la perte d’une vie, mais ce manquement peut également avoir une grande incidence négative sur votre santé mentale et votre carrière professionnelle. Une poursuite en responsabilité pourrait être intentée si l’intervention de la clinique ne satisfait pas à la norme attendue en matière de soins. Le fait que l’urgence médicale n’ait pas été causée par un(e) membre de l’équipe ne constitue pas nécessairement un instrument de défense dans le cadre d’une poursuite pour faute professionnelle. Si le pire scénario envisageable se produisait, l’équipe de soins dentaires pourrait être tenue de démontrer qu’elle a pris toutes les mesures appropriées pour se préparer à la survenue d’une urgence médicale et la gérer adéquatement.
Reproduction autorisée par l’Ontario Dental Association et les dentistes de l’Ontario, 2021.
Références :
1. American Dental Association (ADA). Oral health topics: Aging and dental health. Chicago (Illinois) : ADA; 2 juill. 2019. En ligne : https://www.ada.org/en/member-center/oral-health-topics/aging-and-dental-health [en anglais seulement].
2. Morrison A, Goodday R. Comment se préparer pour les urgences médicales dans un cabinet dentaire. Journal de l’Association dentaire canadienne. 1999; 65:284-6.
3. Vaughan M, Park A, Sholapurkar A, Esterman A. Medical emergencies in dental practice–management requirements and international practitioner proficiency. A scoping review. Australian Dental Journal. Déc. 2018; 63(4):455-66.
4. Haas DA. Management of medical emergencies in the dental office: conditions in each country, the extent of treatment by the dentist. Anesthesia Progress. 1er mars 2006; 53(1):20-4.
5. Ordre royal des chirurgiens dentistes de l’Ontario. Preparing for a medical emergency in the dental office. Toronto (Ontario) : 24 janv. 2019. En ligne : https://www.rcdso.org/en-ca/rcdso-members/dispatch-magazine/articles/1310 [en anglais seulement].
6. Ordre royal des chirurgiens dentistes de l’Ontario. Standard of practice: Use of sedation and general anesthesia in dental practice. Toronto (Ontario) : 1er nov. 2018. En ligne : https://az184419.vo.msecnd.net/rcdso/pdf/standards-of-practice/RCDSO_Standard_of_Practice__Use_of_Sedation_and_General_Anesthesia.pdf [en anglais seulement].
7. Ripley A. The unthinkable: Who survives when disaster strikes – and why. New York (New York) : Three Rivers Press; 2009.
8. Kunreuther H, Meyer R. The ostrich paradox: Why we underprepare for disasters. Philadelphie (Pennsylvanie) : Wharton School Press; 2017.