Michelle Budd, DCD, consultante en sécurité des patients chez dentalcorp; Julian Perez, J.D., vice-président principal, Gestion du risque et de la conformité, dentalcorp
Dans la petite ville d’une petite province, une dentiste a le cerveau qui turbine. Sa patiente, assise devant elle, lui demande de renouveler son ordonnance de Percocet pour la cinquième fois. Certaine que la douleur causée par l’extraction des troisièmes molaires est passée, la dentiste craint que la patiente souffre du trouble de l’usage d’une substance. Cette dernière se plaint d’une douleur lancinante à l’épaule et d’une douleur résiduelle à la mâchoire, et explique que son médecin habituel est en vacances pour trois semaines. Des douleurs terribles l’empêchent de dormir la nuit. Désespérée, elle supplie sa dentiste de renouveler son ordonnance une dernière fois. La dentiste sait « ce qu’elle doit faire », mais elle est perplexe, car la situation lui semble totalement incohérente. De plus, trois facteurs importants troublent son jugement professionnel : (1) cette fidèle patiente de longue date est son amie, et elle veut lui faire plaisir; (2) elle croit que la douleur à l’épaule est réellement intense ; et (3) la patiente est une policière en uniforme qui est bien connue et appréciée dans sa ville. « Que dois-je faire? », se demande la dentiste, anxieuse.
Bien que fictif, ce scénario est plausible. En tout temps et partout au Canada, n’importe quel dentiste peut se retrouver face au même dilemme. La prise en charge de la douleur, y compris la douleur d’origine dentaire, peut se révéler une tâche délicate pour tout prestataire de soins de santé. Au fil du temps, le recours aux opioïdes pour prendre en charge la douleur a augmenté, au même titre que la morbidité et les décès liés aux opioïdes. Les dentistes sont habilités à prescrire des médicaments opioïdes à leurs patients, mais savez-vous comment la crise des opioïdes touche aux cliniques dentaires? Permettez-moi de vous expliquer.
A. La pandémie des opioïdes sévit partout et peut vous toucher, vous, vos patients et votre équipe.
Dans une étude menée en 2018, plus de 12 % des Canadiens et Canadiennes ont déclaré avoir pris des médicaments antidouleur contenant des opioïdes au cours de l’année précédente, et près de 10 % de ces personnes en avaient fait un usage problématique pouvant nuire à leur santé[1]. Étant donné que la dépendance aux opioïdes touche principalement aux personnes vivant dans des conditions socio-économiques défavorables[2], auxquelles s’ajoutent les difficultés émotionnelles, financières et autres engendrées par la pandémie de la COVID-19, ces chiffres ont considérablement augmenté. Des données publiées par l’Agence de la santé publique du Canada indiquent « une augmentation substantielle des méfaits et des décès liés aux opioïdes depuis le début de l’éclosion de la COVID-19 »[3]. Si votre clinique dentaire reçoit une vingtaine de patients par jour, il y a de fortes chances qu’au moins deux de ces patients aient fait un usage problématique d’opioïdes au cours de l’année précédente. Si votre cabinet compte dix membres ou plus, il est probable que l’un d’entre eux fasse ou ait fait un usage problématique d’un stupéfiant.
B. L’usage problématique de stupéfiants affecte la santé buccodentaire.
Pour prodiguer des soins de haute qualité pour tous, il est nécessaire de connaître les formes multiples de la dépendance ou l’abus de substances. Les effets de l’abus d’opioïdes sont clairement visibles lors de l’examen buccodentaire d’une personne ayant des antécédents de consommation de drogues. Ces effets sont souvent exacerbés par un manque de soins dentaires réguliers, une mauvaise hygiène buccale et des habitudes alimentaires malsaines. Souvent, les patients ayant fait un usage abusif et destructeur de substances présentent des symptômes de xérostomie, de chéilite angulaire, de candidose, de lacération gingivale, de polycarie évolutive, de bruxisme et de parodontite, et ils ont un nombre élevé de dents manquantes, des infections buccales et une réponse moindre aux anesthésiques locaux et aux analgésiques[4].
C. En tant que prescripteurs, les dentistes ont contribué à la crise actuelle.
La profession dentaire, tout comme la communauté médicale dans son ensemble, a contribué de manière considérable à la crise des opioïdes au Canada et sera appelée à jouer un rôle important dans le devenir de cette crise[5]. Dans le cadre de sa campagne Prescrire des opioïdes avec soin, Choisir avec soin Canada explique que « pour la douleur dentaire postopératoire, il faut optimiser la dose et la fréquence des analgésiques non opioïdes (ibuprofène, acétaminophène ou les deux). Si cela ne suffit pas pour soulager la douleur, on peut envisager le recours à un opioïde. Si un analgésique opioïde est approprié, on peut envisager de limiter le nombre de comprimés administré et aborder la question de l’utilisation et de l’élimination sécuritaires des médicaments opioïdes. » (https://choisiravecsoin.org/dentisterie-en-milieu-hospitalier/).
Les dentistes sont parfaitement conscients des risques liés à la prescription excessive des opioïdes et, dans la plupart des cas, ils savent en limiter l’usage de manière appropriée[6]. Comme pour de nombreux domaines de la dentisterie, les praticiens et praticiennes doivent rester à l’affût des dernières publications scientifiques traitant des risques et des avantages des opioïdes, tout en prenant le temps d’apprendre à connaître chacun de leurs patients. Néanmoins, il est parfois difficile de distinguer le comportement de recherche de drogue d’un besoin légitime de médicaments analgésiques. Les personnes souffrant du trouble de l’usage d’une substance utilisent certaines techniques, y compris les suivantes :
· réclamer un médicament particulier;
· prétendre avoir besoin d’un renouvellement d’ordonnance pour un médicament perdu ou volé;
· prétendre être allergique à tous les médicaments autres que les opioïdes;
· prétendre venir d’une autre ville;
· prétendre que leur dentiste ou médecin habituel n’est pas disponible[7].
Lorsque les analgésiques non opioïdes typiques ne suffisent pas pour prendre en charge la douleur dentaire d’un patient, il convient de l’orienter vers son médecin ou un spécialiste avant de recourir à des médicaments opioïdes (de plus en) plus puissants. Les dentistes pourraient même envisager d’ajouter la naloxone à leur trousse d’urgence, compte tenu du nombre élevé des décès liés aux opioïdes au Canada. Cette recommandation correspond en tout cas à celle des experts et des défenseurs de l’approche de la réduction des méfaits[8]. Il est vrai que certains experts estiment que les dentistes ne devraient pas être obligés de détenir de la naloxone, car les données probantes indiquant que ce médicament peut sauver des vies dans les cliniques dentaires ont été « considérablement plus difficiles à trouver que… prévu »; cependant, ils ne citent aucun risque associé à cette mesure.
Un dernier point concernant la prescription de stupéfiants : ne vous focalisez pas uniquement sur les consommateurs actifs. Certains de vos patients se sont remis d’une dépendance à une substance et ont réussi à vaincre leurs démons. L’expression « toxicomane un jour, toxicomane toujours » peut avoir une connotation négative, mais chez les anciens consommateurs, le danger de rechute est réel. Avant de prescrire des opioïdes, sachez que cela peut déclencher une nouvelle crise pour certaines personnes. C’est une chose que l’on oublie facilement dans la vie de tous les jours, mais la profession de dentiste implique une grande responsabilité.
D. La dépendance affecte les assistants dentaires, les hygiénistes dentaires, les membres de l’équipe administrative et même les dentistes.
Mes collègues sont sans doute les plus susceptibles de faire face aux problèmes liés aux opioïdes en tant que prestataires de soins, mais les membres de l’équipe dentaire sont loin d’être épargnés. En effet, les professionnels de la santé buccodentaire « courent le même risque de développer un trouble de l’usage d’une substance… que la population générale ; et 10 à 15 % d’entre eux… auront un problème de drogue ou d’alcool à un moment de leur vie »[9]. Si vous n’avez jamais dû composer avec la dépendance grave d’un proche ou si vous n’en avez jamais fait l’expérience, vous risquez de ne pas percevoir les premiers signes d’alerte. Selon les experts, la dépendance passe par quatre phases :
(1) l’expérimentation;
(2) l’usage régulier;
(3) la dépendance à une substance;
(4) la dépendance totale.
Au cours des trois premières phases, à mesure que la drogue altère la chimie du corps de façon graduelle, le consommateur peut fonctionner et paraître normal. Mais il peut atteindre un point où cette substance devient aussi vitale que l’air ou la nourriture. Étant donné que la dépendance aux drogues peut passer inaperçue pendant un certain temps, nous devons veiller à adopter les pratiques exemplaires en matière d’entreposage et de gestion des ordonnances et des médicaments dans notre clinique dentaire.
Éléments à prendre en compte :
· Les médicaments doivent être entreposés dans une pièce sécurisée et verrouillée de la clinique.
· Le droit d’accès aux ordonnances électroniques doit être limité et protégé par un mot de passe.
· Les modèles d’ordonnances électroniques doivent proposer par défaut la dose la plus faible.
· Des pistes de vérification appropriées et des journaux de conciliation des traitements médicamenteux doivent être conservés.
· Des procédures doivent être mises en place pour prévenir et gérer tout vol de médicaments ou d’ordonnanciers.
· Les dentistes ne doivent pas prescrire de médicament aux membres de l’équipe dentaire (ni à leurs amis ou aux membres de leur famille).
o À moins qu’ils ne soient des patients habituels qui sont traités pour un problème dentaire.
o L’utilisation d’opioïdes par ces patients devrait être aussi rare qu’elle le serait chez les patients en général.
E. Dentiste, guéris-toi toi-même!
Et bien sûr, nous ne devons pas nous oublier! Nous, dentistes, sommes souvent soumis à une pression intense et à une réelle tentation d’abuser de notre privilège de prescription. Il peut s’agir au départ d’une consommation spontanée de quelques médicaments restants ici ou là pour atténuer la douleur ou le stress. Toutefois, l’usage continu peut affecter notre vie professionnelle et personnelle. La honte et la stigmatisation associées à la dépendance aux opioïdes font partie des raisons pour lesquelles les gens ne demandent pas d’aide. Les dentistes doivent exercer pour eux-mêmes la même empathie qu’ils accorderaient à un patient qui passe par une période difficile. Si vous ou un proche luttez contre la dépendance, sachez que vous n’êtes pas seul. Des millions de Canadiens et Canadiennes mènent des luttes semblables. « L’Amérique du Nord est actuellement en proie à une crise de surdoses liées aux opioïdes, et la stigmatisation est considérée comme l’un des principaux facteurs de nuisances[10]. » Il ne suffit pas de faire preuve de compassion envers soi-même, il faut aussi savoir que des services de soutien sont offerts aux dentistes et aux membres de leur équipe. Vous pouvez commencer par parler à votre médecin. Enfin, beaucoup d’entre vous ont accès à des prestations pour services de santé complémentaires ou à un programme d’aide aux employés dans le cadre de leur travail (ou de celui d’un membre de leur famille). N’hésitez pas à utiliser les ressources à votre disposition!
[1] https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/82-003-x/2021012/article/00002-fra.htm
[2] Id.
[3] https://www.canada.ca/fr/sante-canada/services/opioides/donnees-surveillance-recherche/modelisation-deces-surdose-opioides-covid-19.html
[4] Andrew D Fraser, et al., Prescription Opioid Abuse and its Potential Role in Gross Dental Decay, Curr Drug Saf. 2017;12(1):22-26.
[5] Andrew Lombardi et coll., The Opioid Crisis and Dentistry: Alternatives for the Management of Acute Post-Operative Dental Pain, Oral Health
[6] Jamie Falk, Kevin J Friesen, Cody Magnusson, Opioid prescribing by dentists in Manitoba, Canada: A longitudinal analysis, J Am Dent Assoc. Février 2019;150(2):122-129.
[7] S. Steele, Dental Patients, Narcotics Abuse and You, Ontario Dentist, mars 2011, vol. 88, no 2, mars 2011, p. 18-21.
[8] Overdose Response with Naloxone, Ontario Harm Reduction Network, https://ohrn.org/naloxone/.
[9] https://www.rcdso.org/en-ca/rcdso-members/wellness-initiative.
[10] CDA Oasis, What is the impact of opioid-related stigma and the danger of reproducing it?, 21 février 2020